Article publié dans Linux Magazine 79, janvier 2006.
Cette interview a été réalisée pendant OSCON Europe, le 17 octobre 2005, au NH Grand Hotel Krasnapolsky à Amsterdam. Nathan Torkington est l'organisateur d'OSCON Europe 2005, pour O'Reilly Media.
Entretien et traduction réalisés par Philippe Bruhat.
Pourrais-tu nous dire ce qu'est OSCON, et comment ça a démarré en tant que TPC?
Bien sûr. En 1996 ou 1997, Tim O'Reilly, le patron de la société d'édition O'Reilly parlait avec les représentants de Bookstores, qui est une énorme chaîne de librairies aux États-Unis, et ils lui dirent : « Savez-vous quel est le livre numéro 1 des ventes le mois dernier ? », « Non, je ne sais pas. C'était quoi ? » « Programming Perl ». Et il s'est dit « Wow, il doit se passer quelque chose de spécial avec Perl ».
Il a commencé à y réfléchir et bien sûr il s'est rendu compte que toute la technologie qui faisait marcher Internet était invisible du public. Tout ce logiciel Open Source (on ne l'appelait même pas Open Source à l'époque), qui pilotait Internet était produit en dehors du circuit traditionnel du logiciel et poussait littéralement cette révolution de la communication. Alors il a commencé à activement promouvoir cette technologie aux yeux du public. Il a lancé une conférence, pour essayer de faire venir les gens qui programmaient en Perl.
C'est ainsi qu'il a démarré la première Perl Conference pour amener ces gens à se rencontrer, tous ensemble et voir ce qui en sortirait. J'y étais, et c'était absolument stupéfiant. Voir tous ces gens qui ne communiquaient jamais qu'en ligne se retrouver en personne et dire « Oh mon Dieu, c'est à ça que tu ressembles ? Je n'aurais jamais pu le deviner d'après tes patches ! ». C'est ce genre de choses qui se passait, et c'était vraiment magique.
Après la première Perl Conference, j'ai aidé à organiser la seconde, et Tim a réalisé qu'il n'y avait pas que Perl. C'était bien évidemment plus vaste : Apache, Linux, MySQL (encore que MySQL n'existait peut-être pas à l'époque). Il y a plein d'autres logiciels que les gens utilisent et qui avaient besoin d'avoir une conférence à eux. C'est pourquoi nous avons fait de la Perl Conference l'Open Source Convention. Une convention de conférences, où nous avons plein de thèmes différents comme Perl, Python, Apache, Linux, FreeBSD, Sendmail... Tous ces groupes sont représentés à la conférence, l'idée étant d'avoir une sorte de guichet unique pour cette nouvelle plateforme. Cette année nous avons fait la neuvième Perl Conference, c'est-à-dire la septième OSCON.
Donc, TPC1, TPC2 et ensuite OSCON...
Et ensuite OSCON, exactement. Aux États-Unis, les deux premières Perl Conference se sont tenues à San José, dans la Bay Area de la Silicon Valley. Quand c'est devenu OSCON nous avons eu besoin de salles supplémentaires, et nous nous sommes déplacés à Monterey, un ravissant petit village de vacances au sud de San Francisco. Et puis à San Diego, et maintenant Portland, où elle a élu domicile. Portland semble être un très bon endroit pour nous. Il y a une forte présence Open Source, là-bas. Nous pouvons attirer beaucoup de monde. Les boîtes comme HP, Intel et IBM ont des bureaux énormes dans et tout autour de Portland.
Donc ce n'est pas seulement la Silicon Valley ?
Non, non. Comme tu le sais, l'Open Source est mondial. Même aux États-Unis, Portland est par certains côtés un centre d'Open Source plus important que la Silicon Valley.
La Silicon Valley, c'est le berceau un peu fou de toute sortes de technologies étranges. Il y a toujours des milliers de start-up là-bas, des douzaines de projets excitants qui représentent de nouvelles manières de résoudre les problèmes.
Mais les start-up sont intensément commerciales : elles veulent faire de l'argent. Tout le système de financement des start-up consiste à engranger de l'argent pour les gens qui ont investi dans ta société.
Certes, l'Open Source joue un rôle dans certains des business models, en particulier pour les gros, et ceux-ci se sont tous plus ou moins rassemblés autour de Portland. On y voit beaucoup plus de technologies bien établies que de start-up, des boîtes comme Intel, IBM, HP, les sociétés anciennes, de celles qui n'ont pas qu'une seule idée avec laquelle elles doivent faire de l'argent. HP par exemple vend du Linux, recrute et compte parmi ses employés des gens qui font des extensions au kernel ou des fonctionnalités spécifiques pour leurs clients. Ils ont des gens qui bossent sur un desktop Open Source, une équipe qui conseille les sociétés sur l'utilisation de l'Open Source, la publication d'Open Source. C'est juste une grosse boîte Open Source, avec de nombreuses facettes qui touchent à tous les aspects de la société.
Donc Portland est maintenant...
Portland est maintenant là où OSCON se passe. Nous avons émigré d'un hôtel comme celui-ci [le Krasnapolsky à Amsterdam] au centre de convention, ce qui est un grand pas.
L'an dernier, dans l'hôtel où nous étions depuis deux ans, nous étions vraiment à l'étroit. Tout le monde était serré. C'était sensationnel, parce que quand on est aussi à l'étroit, on passe son temps à rencontrer des gens intéressants avec qui avec des conversations passionnantes.
Mais nous étions finalement trop serrés. Nous avions besoin de plus d'espace, d'un plus grand hall d'exposition, ce que le centre de convention nous a procuré.
Quelle est la participation [à OSCON] ?
2500 personnes l'an dernier, et ce sera plus l'an prochain. Nous avions vraiment besoin de l'espace fourni par le centre de convention pour pouvoir croître.
Et combien de personnes y a-t-il cette année, à OSCON Europe ?
Nous avons environ 350 personnes ce qui est à peu près ce que nous avions pour la première Perl Conference ; ça m'a l'air comparable, en tout cas.
Je sais qu'il y a une certaine quantité de « Oh mon Dieu, c'est donc à ça que tu ressembles ?! » qui se passe ici aussi, même si bien sûr depuis que nous avons organisé la première Perl Conference, il y a eu les YAPC, les Perl Workshops, Perl Whirl, et tout un tas d'occasions pendant lesquelles les programmeurs Perl peuvent se retrouver. Il n'y a plus cette nouveauté de se rencontrer pour la première fois, mais il y a toujours quelque chose de spécial dans le fait de retrouver tout ce monde au même endroit.
Et pourquoi vous a-t-il fallu aussi longtemps pour venir en Europe ?
L'économie.
Nous avions prévu de faire une OSCON en Europe, juste avant l'explosion de la bulle Internet et l'écroulement de l'économie. Quand l'industrie informatique s'écroule, l'édition informatique s'écroule aussi. Il n'y a plus autant de programmeurs qui achètent des livres, et plus autant de nouvelles technologies sur lesquelles écrire des livres. Nous étions dans une position financière où nous ne pouvions pas prendre le risque de démarrer une nouvelle conférence en Europe.
Il faut du temps pour qu'une conférence monte en puissance et puisse s'autofinancer. Et nous nous pouvions pas faire cela en 2001.
Cette année ce n'est pas rentable ?
Je ne parle pas de ce genre de sujet. (rires) On me garde fermement à l'écart du buget. Mon travail concerne seulement le programme.
Nous voyons cela comme un investissement, au fil du temps cela va grossir. Et nous espérons que cette convention atteindra en son temps la taille d'OSCON US. Il y a sans aucun doute autant de programmeurs exceptionnels à attirer [ici en Europe].
Personnellement, j'ai le sentiment que la majeure partie de l'Open Source se passe ici, en Europe. Rien qu'en regardent les pumpkings de Perl, on voit qu'il y a beaucoup d'européens.
Oui. Il y a une évolution impressionnante des américains vers les européens, entre Chip [Salzenberg, un américain] et Jarkko [Hietaniemi, un finlandais].
C'est étrange comme en Europe, si tu es bon, tu finis souvent par te faire embaucher par une boîte américaine. C'est le cas de beaucoup de gens comme Guido van Rossum, Rasmus Lerdorf, Linus Torvalds... Toutes ces technologies extraordinaires viennent d'Europe et maintenant ces types vivent dans la Silicon Valley ou à Portland.
Et Skype vient juste de se faire racheter...
Skype vient juste de faire racheter par eBay. Je ne sais pas si les gens de Skype vivent aux États-Unis ou pas ; j'ai entendu dire qu'ils avaient des problèmes avec les services d'immigration, car ils sont estoniens. Quel que soit le nombre de milliards que vous possédez, les services d'immigration américains restent bornés et peu conciliants.
Penses-tu que le fait qu'il y ait autant de gens en Europe qui fassent de l'Open Source vienne aussi d'une différence culturelle entre l'Europe et les États-Unis, ou est-ce plutôt lié aux lois, les brevets logiciels et tout ça ?
Je ne sais pas. Il y a une manière très générale de catégoriser les différentes utilisations de l'Open Source. On dit qu'aux États-Unis tout le monde est préoccupé par l'argent, qu'ils font cela pour l'argent et donc les entreprises n'utilisent l'Open Source que pour des raisons financières. Qu'en Europe, c'est une histoire de politique et de liberté, qu'ils ont vraiment adopté l'activisme social et la nature démocratique de l'Open Source. Et qu'en Asie, ils s'en servent pour construire leur propre économie. On voit la Chine se créer sa propre industrie du logiciel parce qu'ils ne veulent pas dépendre de Microsoft pour le logiciel qui fait marcher leur pays.
Et donc on arrive à free as in beer pour les américains, free as in speech pour les européens et free as in market pour les pays émergents.
C'est vrai jusqu'à un certain point, je pense, mais comme toute généralisation... elle a ses limites. Il y aussi des gens en Europe qui veulent juste utiliser de l'Open Source dans leurs entreprises pour réduire les coûts, pour faire des choses qu'ils ne peuvent pas faire avec les logiciels commerciaux. Et en Amérique, il y des gens qui sont très véhéments en ce qui concerne la valeur de l'Open Source et de la liberté dans la communauté des programmeurs. Le fait qu'on ne veuille pas être lié à un fournisseur, et qu'on veut posséder son format de données. C'est distinct des problèmes purement financiers, c'est simplement quelque chose qui doit arriver. Tous les genres sont donc représentés un peu partout.
Je ne sais pas ce qui motive les européens en particulier. Une des raisons de notre présence ici est justement d'apprendre cela. J'ai des conversations avec plein de gens ici, j'aimerais découvrir ce qui est différent dans l'utilisation européenne de l'Open Source, s'il y a effectivement une différence. Quels sont les défis qu'affronte l'Open Source ici en Europe, voilà ce que nous essayons d'apprendre en faisant une conférence.
Et comment apprenez-vous ça ?
En parlant. Tout ce que je peux faire c'est parler, parler et me faire une idée, grâce à mes interlocuteurs.
Nous étudions ce que vous faites en Europe, afin de mieux vous servir.
Est-ce que vous comptez faire un autre OSCON [en Europe] l'an prochain ?
Nous adorerions faire un nouvel OSCON l'an prochain. Pour ce que j'en sais, c'est ce qui est prévu. Bien sûr, les plans changent comme nous l'avons appris en ne faisant pas d'OSCON Europe en 2001, mais le plan actuel est de recommencer.
J'aimerais voir OSCON Europe grandir et devenir aussi grand qu'OSCON l'est aux États-Unis. J'aimerais que ce soit le lieu où la communauté trouve quelque chose qu'elle ne trouverait nulle part ailleurs. Il y a déjà beaucoup de conférences Open Source en Europe, et c'est fantastique, énorme, chaotique, fou et amusant. OSCON sera différent des autres conférences et notre rôle est d'en faire une conférence où les gens veulent aller.
Est-ce que vous avez réussi à attirer... les cravates ?
Nous en avons ici, oui.
Ça fait partie de vos objectifs ?
Oui, bien sûr. Ainsi qu'aux États-unis. L'une des raisons pour lesquels nous parlons avec tout le monde est d'essayer de trouver l'équilibre approprié entre le business, la politique, le progrès social, tous les différents aspects de l'Open Source. Voir ce qui passe le mieux avec le public. Bien sûr, le business passe en premier, parce que, vu le prix que nous devons faire payer pour organiser une conférence dans un grand hôtel avec une équipe audiovisuelle professionnelle, la nourriture pour les pauses et les repas, nous finissons par payer et refacturer des prix que seules les entreprises peuvent payer. Aussi avions-nous l'intention d'orienter le contenu de la conférence en direction de ce que les professionnels doivent apprendre.
Mais ce ne sont pas que les « cravates », ce sont aussi les gens qui travaillent pour eux. Si vous travaillez dans une boîte de 300 employés et vous pensez mettre en place un poste de travail Linux, nous voulons vous attirer... ce sont les techniciens qui vont piloter cette mise en œuvre et pas seulement leurs managers.
Notre public est un mélange de personnes. Si on regarde le programme, on voit qu'il est loin d'avoir seulement du contenu pour les types en cravate des entreprises. Il y a de ça, mais il y a aussi toutes les sujets techniques pointus pour lesquels nous sommes connus, les lightning talks Perl et plein de bonnes choses comme ça. Et nous avons aussi les sujets politiques, et d'activisme économique.
J'ai vu que la dernière keynote est de Cory Doctorow [coordinateur européen de l'Electronic Frontier Foundation].
Oui, et si tu regardes ce qui se passe jeudi, tu verras Stefan Magdalinski,
qui est l'une des personnes qui s'occupent de TheyWorkForYou.com
au
Royaume-Uni.
Ce site rassemble toute l'information qui concerne les députés et la
diffuse de façon à ce que le citoyen lambda puisse savoir ce que font
ses représentants élus. C'est tout Open Source, Open Politique, c'est une
utilisation fantastique de la technologie pour améliorer la vie des gens.
Encore une question sur OSCON... est-ce qu'elle va bouger en Europe ?
C'est tout à fait possible. Après tout, nous avons bougé aux USA, et...
et vous vous êtes finalement fixés quelque part.
Nous nous sommes effectivement fixés. Je ne sais pas si nous allons bouger en Europe avant de nous fixer quelque part. Le parisien veut que ça se passe à Paris ? (rires)
Je vis à Lyon, mais je peux faire le voyage...
Sympa. J'ai de bons souvenirs culinaires de Lyon... Miam !
Donc oui, c'est tout à fait possible que nous bougions. En partie parce que nous allons avoir besoin de nous faire connaître auprès de différentes communautés locales. En en faisant une à Paris, une à Amsterdam, en Angleterre, en Allemagne, nous sondons ces communautés.
Sur ton blog, tu parles de l'analogie entre les états des USA et les pays européens...
C'est une analogie bancale. Certes, les américains ont tendance à penser à l'Europe comme à une institution unique fédérant plein d'états. Mais vous avez chacun des identités culturelles très différentes, des tas de choses très différentes entre vos pays.
C'est aussi une situation où il n'y a pas beaucoup, d'après ce que je peux savoir, de grosses sociétés qui couvrent l'Europe comme il y a des sociétés qui s'étendent sur tout le territoire des États-Unis. Par exemple il y a des chaînes de supermarchés en Amérique qui sont les mêmes quel que soit l'endroit où on soit. Et ça m'a l'air vrai pour toutes les entreprises. Ce qui rend les choses plus difficile pour cibler les entreprises européennes, c'est qu'il faut en fait cibler les entreprises allemandes, italiennes, espagnoles, hollandaises, etc.
Certaines chaînes de supermarchés sont la propriété d'une même entreprise européenne, mais avec des enseignes locales.
Oh, je ne savais pas ça. Voilà pourquoi on parle : j'apprends.
Comme je l'ai dit, le gros de ce que nous faisons ici c'est... un prototype. Tu sais, « ship early, ship often ». Nous publions la version 1.0 de notre conférence, nous allons voir comment les gens vont réagir, comment ça fonctionne, nous allons parler à nos utilisateurs.
Et la version 2 pourra être très différente.
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